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L’urgentologue à la conquête de l’espace
dimanche 19 mai 2024L’urgentologue à la conquête de l’espace
CHRONIQUE / «Je serai un ingénieur en aéronautique. Les fusées, c’est ma passion et l’ingénierie, c’est dans moi, je suis un inventif naturel», affirmait Frédéric Lemaire du haut de ses 11 ans. L’homme de 39 ans est aujourd’hui médecin et créateur d’une application qui facilite l’administration de médicaments dans des situations d’urgence. Cette nouvelle technologie est utilisée dans plusieurs pays. Qui sait, dans un proche avenir, on pourrait même y avoir recours dans l’espace lointain.
Frédéric est originaire de Trois-Rivières. Médecin d’urgence à l’hôpital Charles-Le Moyne sur la Rive-Sud de Montréal, le père de deux enfants était de passage cette semaine pour raconter son parcours dans le cadre du vingtième anniversaire du campus en Mauricie de la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Il était de la première cohorte, en 2004.
Devant parents, amis, professeurs et étudiants, Frédéric Lemaire est revenu sur son début de carrière, lorsque le jeune médecin qu’il était a pleinement réalisé qu’il devait maintenant compter sur lui-même, sur ses connaissances et compétences pour prendre une décision ayant un impact sur un autre être humain.
«J’ai trouvé ça extrêmement lourd à porter, mais jamais autant que le jour où j’ai rencontré un petit garçon dont je vais me souvenir toute ma vie.»
Benjamin est le premier enfant que Frédéric Lemaire a été appelé à réanimer. C’est arrivé un soir de septembre 2013, durant sa première année de pratique en tant que médecin d’urgence. Près de 11 ans plus tard, il entend encore le cri de Jean-Sébastien, un infirmier d’expérience, d’un tempérament calme et posé, qui avait besoin d’aide.
«Si Jean-Seb est en train de crier dans le corridor, c’est parce que c’est vraiment une catastrophe», a pensé Frédéric en courant en sa direction pour apercevoir un minuscule bébé dans une grande civière. Le stéthoscope couvrait toute la poitrine du poupon en arrêt cardiaque.
«C’est la confusion totale. Ses parents ne sont pas là et on ne sait pas pourquoi le bébé est là», a raconté l’urgentologue comme si l’événement passé se déroulait en temps réel.
Le bébé n’était pas arrivé en ambulance. Frédéric et son collègue infirmier n’avaient pas été prévenus, ce qui leur aurait permis de gagner des minutes en préparant l’équipement et la médication. Ils devaient faire face à la situation d’extrême urgence ici et maintenant.
«Il y avait juste moi, Jean-Sébastien et Benjamin en train de mourir. On n’avait aucune idée de ce qui se passait.»
Une quinzaine de personnes se sont activées autour du petit à qui il fallait faire une perfusion intraveineuse d’épinéphrine afin de hausser sa tension artérielle. Or, on n’injecte pas la même dose dans le corps d’un adulte que dans celui d’un nourrisson victime d’un choc septique.
«C’est quoi la recette?» a demandé l’infirmier en se tournant vers le docteur Lemaire qui a eu cette première réaction: «Ce n’est pas vrai que la vie de Benjamin va dépendre de la dose que j’ai dans ma tête...»
Sans délai, l’urgentologue a consulté une application s’apparentant à un dictionnaire qui fournit aux médecins de l’information à des questions cliniques. Sauf que la réponse n’est pas apparue comme par magie parmi le flot de données complexes que Frédéric Lemaire devait analyser froidement et rapidement, tandis que le stress de tout un chacun était à son comble.
Penché au-dessus du bébé en danger de mort, le jeune médecin n’avait pas droit à l’erreur.
À force de calculs et de recalculs effectués avec une calculatrice sur des bouts de papier, le médecin d’urgence et son équipe ont finalement trouvé le bon dosage de médicament qui a permis de réanimer le nourrisson. Cette histoire se termine bien. Benjamin n’a gardé aucune séquelle, mais Frédéric Lemaire a été profondément marqué par cet épisode.
«Il ne faut plus que ça arrive», s’est-il dit en reprenant son souffle ce soir-là.
On n’est jamais mieux servi que par soi-même. L’urgentologue a décidé qu’il trouverait une solution pour éviter d’être de nouveau confronté à de pareilles contraintes logistiques lorsqu’une vie dépend de lui.
C’est comme ça qu’est née son idée de créer une application pour faciliter l’administration de médicaments dans des situations d’urgence, quel que soit l’âge des patients.
«Je suis le fondateur d’EZResus, un assistant à la réanimation qui est utilisé un peu partout dans le monde. Récemment, on a été proclamé les grands vainqueurs du Défi des soins de santé de l’espace lointain de l’Agence spatiale canadienne», s’est présenté Frédéric Lemaire dans un courriel invitant Le Nouvelliste à assister à sa conférence à Trois-Rivières.
Ce professionnel de la santé y a vu une belle façon de revenir 28 ans en arrière, lorsqu’il était un élève de 6e année du primaire désireux de devenir un ingénieur en aéronautique, pouvait-on lire dans un cahier publicitaire sur l’école publique.
Près de 30 ans plus tard, la carrière du médecin d’urgence est en train, comme il le dit si bien, de «rebifurquer vers l’espace»…
Avec détails, humour et enthousiasme, Frédéric Lemaire a raconté les nombreuses étapes de création de l’application qui s’est d’abord appelée EZDrips. Il me faudrait une deuxième chronique pour décrire à mon tour les coulisses du projet qui, pendant huit ans, a connu des hauts et des bas, ses états d’exaltation et moments de découragement. Retenons ceci…
Entouré de collègues bénévoles de l’hôpital Charles-Le Moyne, des gens aussi motivés et dévoués que lui, le Trifluvien d’origine est le maître d’œuvre d’une application présente aujourd’hui dans une quarantaine de pays, un «assistant à la réanimation» auquel ont recours quelque 5500 utilisateurs à ce jour.
«EZResus indique le bon équipement, la bonne dose, la concentration sécuritaire et la vitesse d’administration adéquate du médicament, adaptés aux caractéristiques spécifiques du patient», soulignait à l’hiver dernier le CISSS de la Montérégie-Centre dans un communiqué reconnaissant le travail de longue haleine de son médecin d’urgence et de ses coéquipiers.
Tout le monde a de quoi être fier, Frédéric le premier. Maintenant directeur général de l’entreprise MD Applications, le docteur Lemaire a vu sa détermination être récompensée il y a quelques mois.
Son application mobile a retenu l’attention de l’Agence spatiale canadienne qui lui a décerné le prestigieux prix du Défi des soins de santé dans l’espace lointain, un concours visant à développer de nouvelles technologies destinées aux communautés éloignées du Canada et aux astronautes en mission. Le prix est assorti d’une subvention de 500 000 $.
«C’est complètement fou!» s’exclame Frédéric Lemaire en mentionnant que la version spatiale de EZResus sera testée lors d’un vol parabolique, en juillet prochain, et possiblement aussi sur la Station spatiale internationale, en 2025.
Oui, c’est fou. C’est surtout la preuve qu’il faut toujours croire en son rêve de petit gars de 11 ans.
Source: Isabelle Légaré - Le Nouvelliste